Peut-on encore parler du trafic d’armes en Ukraine ?



Publié par Roland Lombardi le 12 Octobre 2022

La dissémination et le manque de traçabilité des livraisons massives d’armes occidentales à l’Ukraine auraient fait exploser les trafics venant de ce pays, grande plaque tournante de cette activité criminelle depuis trente ans. Sujet d’inquiétude crucial des services spéciaux européens et révélé par une série de sources dans les médias l’été dernier, il semblerait qu’autour de ce grave problème, une forme d’omerta se soit depuis imposée… Explications.

Roland Lombardi est docteur en Histoire, géopolitologue et spécialiste du Moyen-Orient. Ses derniers ouvrages : Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020) et Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021)



Tout conflit génère toujours une accélération, une augmentation et une prolifération des trafics d’armes. C’est un truisme. Liban, Afghanistan, Yougoslavie, Syrie, Libye… les exemples d’affaires liées à ce commerce illicite sont légion. La guerre en Ukraine qui sévit depuis plus de six mois ne déroge bien évidemment pas à la règle.

Selon l’Institut Kiel pour l’économie mondiale, près de 85 milliards d’euros d’aide militaire, financière ou humanitaire avaient déjà été versés à Kiev. Jusqu’ici, les pays de l’Union européenne ont donné à la fois des aides bilatérales (11,74 milliards d’euros) et des aides communes provenant des fonds de l’Union européenne (11,54 milliards d’euros), soit un total de 23,28 milliards d’euros. Les États-Unis sont de loin les premiers donateurs, avec près de 49 milliards d’euros déjà annoncés depuis la fin du mois de janvier 2022, dont 25 milliards en aide militaire (56 % du total). L’aide globale de la France à l’Ukraine a été portée à 2 milliards de dollars contre 1,7 milliard jusqu’au printemps, soit 300 millions de dollars supplémentaires. Ce nouvel apport ne devait pas concerner le volet militaire… pour l’instant. Lors de sa visite à Kiev en juin dernier, le président français Emmanuel Macron avait promis six canons autoportés Caesar supplémentaires, en plus des douze déjà livrés, ainsi que des missiles antichars, des fusils et bien d’autres matériels militaires sur lesquels Paris préfère rester discret. Effectivement, la fourniture en armes à l’Ukraine est un sujet sensible pour les Occidentaux. Des pans entiers de cette aide militaire sont d’ailleurs légitimement classés secret défense. Difficile dès lors d’en faire un détail précis.
Quoi qu’il en soit, ces livraisons massives d’armes livrées à l’Ukraine représentent une quantité assez impressionnante et sans précédent historique quant à leur volume. Des drones, des canons, des obusiers, des millions de munitions, des dizaines de milliers de fusils d’assaut, des milliers de lance-roquettes, de lance-missiles antichars (M72, Javelin…), de lance-missiles antiaériens (Mistral, Stinger…), des blindés des systèmes de communication sécurisés, etc. La liste est non exhaustive. Loin de là !

Très vite, la destination, le contrôle et la traçabilité de tout cet arsenal et de ces munitions, et surtout, toutes ces armes légères et portatives au maniement facile, capables de neutraliser un blindé ou un avion comme les Javelin et les Stinger, ont suscité de nombreuses questions et l’inquiétude parmi les observateurs et notamment les services de renseignement et anti-terroristes occidentaux et même du Pentagone.

Ainsi, dès le printemps dernier, un certain nombre d’informations, issues de sources anonymes, mais également officielles, sont rapidement apparues dans les médias concernant le problème des armes occidentales fournies en Ukraine et leur détournement dans divers trafics aux mains des multiples gangs et mafias, très nombreux dans la région, avec la collusion fort probable d’officiers de l’armée ukrainienne voire de certaines autorités du pays.

Par exemple, dans un article du Washington Post , certains officiels américains reconnaissaient que « l’afflux sans précédent d’armes suscite la crainte que certains équipements ne tombent entre les mains d’adversaires occidentaux ou ne réapparaissent dans des conflits lointains – dans les années à venir » et regrettent « la capacité de Washington à garder la trace de ces armes puissantes lorsqu’elles entrent dans l’une des plus grandes plaques tournantes du trafic en Europe ». En juillet, Le Figaro rapportait l’inquiétude officielle de l’Union européenne qui annonçait sa coopération avec la Moldavie pour l’aider à contrôler sa frontière avec l’Ukraine et prévenir le risque de trafics d’armes en provenance de ce pays en guerre. Le Monde , quant à lui, rappelait que plusieurs pays occidentaux s’inquiétaient de la dissémination des armes livrées et regrettaient un manque de « transparence » de la part des Ukrainiens sur la traçabilité des livraisons, en particulier sur les munitions et les armes de petits calibres.

En août, la chaîne CBS diffusait un documentaire intitulé « Armer l’Ukraine », affirmant que « seules 30 % des armes envoyées à l’Ukraine arrivaient à destination ». Or, à cause des nombreuses pressions, CBS a rapidement supprimé le reportage et ses extraits de toutes ses plateformes… La raison : « mauvaise interprétation et déformation de la citation d’un humanitaire interrogé dans l’émission ». Quoi qu’il en soit depuis la fin de l’été 2022, il semblerait qu’une véritable chape de plomb se soit abattue sur ce sujet dans les médias mainstream. Depuis, comme par hasard, c’est quasi un « silence radio » sur ce problème. Pratiquement plus personne n’ose à présent parler de ces « rumeurs », de ces « fakenews » ou de cette « propagande russe » ! La formidable machine de guerre psychologique et de désinformation otanienne s’est mobilisée pour occulter le problème. Il ne fallait plus en parler !

Un tabou ?

Et pour cause, évoquer ce trafic impliquerait obligatoirement de revenir sur la corruption endémique des autorités et des gouvernements successifs de Kiev depuis plus de 30 ans. Ce qui est devenu aujourd’hui un tabou voire un blasphème dans le contexte de la formidable guerre communicationnelle que livre aussi l’OTAN contre la Russie.

Pourtant, dans un article remarquable sur IVERIS , Leslie Varenne rapportait également les propos d’un diplomate européen qui indiquait que Bruxelles n’avait « aucune assurance quant au suivi des armes. Une partie serait déjà revendue sur le marché noir et se trouverait en Bosnie, au Kosovo ou en Albanie. Ce qui n’a rien d’étonnant compte tenu du niveau de corruption en Ukraine ». De même, Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, affirmait sur France Info en mai dernier, que l’aide financière et militaire colossale allouée à l’Ukraine est « déjà détournée par des réseaux mafieux », dans un pays « plus corrompu que la Yougoslavie », et où « les armes reçues iraient notamment vers d’autres États ».

En effet, l’Ukraine est connue pour être une des plus grosses plaques tournantes du trafic international des armes depuis la chute de l’Union soviétique au début des années 90 et avant la guerre, elle était située au troisième rang parmi les plus corrompus d’Europe. Est-il encore autorisé de rappeler que son président actuel Volodymyr Zelensky, le nouvel « héros de l’Occident », et ses alliés politiques étaient épinglés en 2021 par les fameux « Pandora Papers  » pour un système opaque d’évasions fiscales, de sociétés-écrans, d’achats d’appartements luxueux à l’étranger, notamment à Londres, et diverses combines plus que douteuses ? L’enquête montre notamment que plus de 40 millions de dollars, versés par l’oligarque Ihor Kolomoisky, patron de la télévision à laquelle Zelensky vendait ses programmes, ont échappé au fisc ukrainien…

Mais voilà, aujourd’hui il est interdit de toucher à la nouvelle Icône du « Camp du bien » !

Or comme le souligne justement dans un récent article, le criminologue français, Xavier Raufer, « Parlant parfois de théoriques “guerres hybrides”, mais incapables de concrétiser ce concept, les militaires-jugulaire de L’OTAN semblent renouveler, sur le front Ukraine-Russie, l’erreur terrible de leur campagne antiserbe, en 1999 : l’oubli de la mafia albanaise. L’OTAN savait tout de cette mafia : un épais document “très secret” de l’OTAN la dépeignait en détail ; mais sur place, nul ne l’inquiéta : elle était dans le camp des “gentils”, face au méchant Milo­sevic. Dans la guerre Russie-Ukraine, l’aveuglement perdure. En un total silence – nul média d’information n’en a parlé – il affecte une super-Sicile, une Albanie puissance 100 : l’arc carpatique ». L’expert français rappelle qu’en juillet dernier, le très sérieux Evening Standard de Londres révélait qu’aux Carpates, des « Gangs cherchaient à intercepter des cargaisons d’armes ukrainiennes pour les vendre au marché noir ». Il ajoute : « Comme partout, des clans criminalisés contrôlent les filières de contrebande. Diverses milices et “brigades patriotiques” vivent de ces trafics, désormais orientés ouest, depuis le blocage d’Odessa ».
 
Il n’en reste pas moins qu’en dépit de leur silence soudain et volontaire sur ce phénomène, les gouvernements occidentaux ont mis leurs services spéciaux en alerte. Les polices et les services de l’anti-terrorisme sont sur les dents. Car nombre de ces armes vont se retrouver inévitablement dans les territoires de l’ouest de l’Europe. Lorsqu’on connaît la porosité entre le grand banditisme des banlieues, par exemple, avec les réseaux jihadistes dans nos sociétés, l’affaire est plus qu’inquiétante. N’oublions pas que ce sont des armes en provenance de l’ex-Yougoslavie qui se sont retrouvées entre les mains du « Gang de Roubaix » dans les années 1990 et plus tard, des terroristes qui ont frappé ces dernières années l’Europe occidentale, comme lors des attaques de Paris du 13 novembre 2015…

De même, ces armes peuvent également circuler dans les milieux d’extrême-droite européens où leurs pendants ukrainiens sont très présents et actifs au sein de l’armée ukrainienne, comme le régiment Azov, véritable repaire de néonazis…
Depuis le début de l’agression russe, le président ukrainien Volodymyr Zelensky ne cesse d’exhorter les Occidentaux à lui fournir des armes. Ces vœux ont été exaucés.

Au nom de la « morale » et du « bien » et au mépris de la realpolitik, les dirigeants européens nous offrent une nouvelle fois une facette de leur inconséquence géopolitique. Certes, les complexes militaro-industriels occidentaux se frottent les mains. Mais l’explosion du trafic des armes autour de la guerre en Ukraine aura, à plus ou moins long terme, des répercussions assurément tragiques dans des sociétés européennes sous fortes tensions politiques, socio-économiques et déjà au bord de l’explosion…
 

Roland Lombardi est docteur en Histoire, géopolitologue et spécialiste du Moyen-Orient. Ses derniers ouvrages : Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020) et Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021)

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